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En Suisse, l’aide sociale est à géométrie variable

Mar 2, 2020 | Archive, Politique sociale

Comment aider les personnes dans le besoin en Suisse ? Qui aider ? L’aide sociale ne soutient pas toutes les personnes en situation de pauvreté de manière identique. Jean-Pierre Tabin, professeur à la Haute école de travail social de Lausanne, dénonce les incohérences du système de l’aide sociale actuellement en vigueur. Il était l’un des conférenciers du Forum de Caritas consacré à l’aide sociale qui a rassemblé 300 personnes fin janvier à Berne.

Jean-Pierre Tabin, est-ce que l’aide sociale traite de la même manière toutes les personnes touchées par la pauvreté en Suisse ?
L’article 12 de la Constitution fédérale prévoit que « quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine ». Sur cette base, on pourrait penser que toutes les personnes dans le besoin sont traitées de manière identique. Il n’en est rien. Il existe de fortes disparités suivant les cantons ; les personnes qui ressortent du domaine de l’asile reçoivent nettement moins d’argent que les autres ; au contraire, les personnes à la retraite et invalides encaissent davantage que la population en général via les prestations complémentaires AVS/AI.

L’aide sociale semble donc être à géométrie variable. Comment l’expliquer ? Y a-t-il des raisons historiques ?
Le développement des identités communales depuis la Réforme a eu pour conséquence de favoriser les personnes qui ont le droit de bourgeoisie, ce qui fait que citoyenneté et droit à l’aide sociale sont historiquement liés. C’est de là que vient l’inscription du lieu d’origine dans le passeport. Les taxes de naturalisation ont été à l’origine conçues pour servir à payer le droit à l’assistance d’une personne et de ses descendant·e·s.

Vous dénoncez également l’idée que le problème, comme la solution, sont à chercher dans la personne elle-même. En quoi cela est-il faux ?
L’aide sociale est fondée sur le principe de l’activation, qui repose effectivement sur l’idée que le problème et la solution sont chez le récipiendaire : par exemple, si une personne ne trouve pas d’emploi, on lui impose des mesures pour améliorer son employabilité. Cette représentation est un déni des raisons sociales du recours à l’aide sociale. Par exemple, des discriminations liées au sexe, à l’âge, à la couleur de la peau, aux capacités, à l’orientation sexuelle, etc. peuvent expliquer que des personnes ne trouvent pas d’emploi. Autre exemple, si 95 % des familles monoparentales à l’aide sociale sont constituées de mères de jeunes enfants, c’est à cause d’une organisation sociale qui privilégie les hommes, cela n’a rien à voir avec leurs compétences. Vu le travail domestique qu’elles assument, il est pour le moins incongru de vouloir les « activer »

 Les abus à l’aide sociale sont très présents dans les médias, alors que pour vous le problème le plus important est ailleurs …
Le discours sur l’abus, repris par le politique et les médias sur le mode de la scandalisation, est avant tout moral. Il faut rappeler que les minima fixés par l’aide sociale, que certains cantons veulent encore réduire, ne permettent pas de vivre dignement. Malgré cela, les escroqueries à l’aide sociale restent très rares. Ce qui est beaucoup plus grave, c’est le nombre de personnes qui ne recourent pas à l’aide sociale alors qu’elles y auraient droit. Selon une récente étude, plus d’un quart des récipiendaires potentiel·le·s de l’aide sociale à Berne ne la reçoit pas. Pourquoi ? Par manque d’information, parce que l’aide sociale est stigmatisante, qu’elles ont peur pour leur permis de séjour ou à cause de tracasseries administratives. Le non-recours aux prestations sociales est un problème politique grave ; pourtant, il n’est pas à l’agenda parlementaire.

Quelles solutions proposeriez-vous pour améliorer le système de l’aide sociale ? Va-t-on d’ailleurs vers une prise de conscience, vers un progrès ?
C’est le législateur qui a les solutions en mains. Mais ces dernières années, il a surtout baissé les montants de l’aide sociale, renforcé l’exclusion de la protection sociale des personnes de nationalité étrangère et pris des mesures pour empêcher les personnes à l’aide sociale de demander la naturalisation. Autrement dit, nous assistons aujourd’hui à une restriction des droits fondamentaux. C’est de cela qu’il faudrait prendre conscience.

Source: Service de presse de Caritas Suisse, 27.2.2020

Photo: Nique Nager, Caritas Suisse