Jusque dans les années 70, plusieurs centaines de milliers d’enfants ont subi des mesures de coercition à des fins d’assistance et de placements extrafamiliaux en Suisse. Le Musée d’histoire de Berne leur consacre une exposition visible jusqu’en janvier prochain.
Placements extrafamiliaux, mises sous tutelle, privation de droits civils : le canton de Berne compte plus de 50’000 victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance. Ils ont été plusieurs centaines de milliers dans toute la Suisse. Des enfants, des adolescents et adolescentes, ainsi que des adultes issus la plupart du temps de constellations sociales et économiques difficiles qui s’écartaient des normes de la bourgeoisie. Jusque dans les années 1970, les autorités réagissent à leur situation par la répression. C’est la première fois que le Musée d’Histoire de Berne consacre une exposition à cette question pressante de l’histoire sociale récente de la Suisse. « En notre qualité de musée, nous avons la possibilité de contribuer à ce que l’injustice dont les personnes ont été victimes ne soit pas gommée de l’histoire » explique Aline Minder, la responsable Programme du musée. Intitulée « Les laissés-pour-compte du bonheur : mesures de coercition à des fins d’assistance, à Berne et en Suisse », l’exposition itinérante dresse une palette effarante des mesures imposées par l’Etat: des placements administratifs sans procédure judiciaire dans des établissements de travail forcé ou pénitentiaires, aux placements extra-familiaux dans des institutions ou chez des particuliers, en passant par les adoptions, les stérilisations ou avortement forcés, les tests de médicaments avec des substances non étudiées, ou encore des médications forcées. Un sort tragique qui a été réservé à toutes ces personnes depuis la seconde moitié du XIXème siècle jusque vers 1970, voire au-delà. L’objectif était alors de lutter contre le paupérisme et de consolider l’ordre sociétal. Les premières victimes de ces sévices étaient des personnes à faible revenu, tout particulièrement les mères non mariées et leurs enfants.
Le canton de Berne particulièrement touché
L’exposition s’articule autour du destin de cinq personnes concernées par ces mesures. Pour l’escale bernoise de l’exposition, deux destins régionaux s’ajoutent au panorama suisse, afin de rendre justice aux quelque 50’000 victimes que compte le seul canton de Berne, soit un nombre nettement supérieur à la moyenne suisse. Berne est en effet le canton suisse qui, en nombre absolu, a effectué le plus grand nombre de placement extra-familiaux d’enfants. Depuis 2017, les victimes de ces placements ont la possibilité de déposer auprès de la Confédération une demande de contribution de solidarité, à la fois signe de reconnaissance de l’injustice subie et manifestation de solidarité de la part de la société. Jusqu’en 2024, la Confédération a approuvé quelque 11’000 de ces demandes, dont un cinquième provient de personnes domiciliées dans le canton de Berne. Ce nombre est proportionnellement nettement supérieur à la population résidente. Pourtant, le nombre exact de personnes concernées par ces mesures dans le canton de Berne est inconnu.
Cinq histoires
Une étable, une cuisine, une buanderie. Autant de tableaux en trois dimensions qui invitent le public à les parcourir afin d’appréhender le vécu des cinq victimes, un parcours représentatif de milliers d’autres. Leur destin émouvant est esquissé à partir de documents d’archives ainsi que de séquences radiophoniques élaborées à partir des archives et de l’apport de témoins de l’époque. L’une des histoires qui est venues s’ajouter à l’exposition bernoise évoque le vécu de Heinz Kräuchi, placé pendant sept ans de son enfance par les autorités bernoise dans le foyer pour garçons « Auf der Grube », dans la commune de Köniz. « Cette exposition et l’installation Les noms des personnes oubliées me donnent le sentiment d’être reconnu. Je raconte mon histoire en lieu et place des personnes qui ne veulent pas ou ne peuvent plus le faire. » L’exposition illustre un pan sombre de l’histoire sociale de la Suisse ; au-delà, elle fait le lien avec le présent en soulevant des questions sociétales élémentaires : à qui demanderons-nous pardon demain ? Que devons-nous à nos origines ?
Travail de mémoire et reconnaissance
Depuis quelques années, les personnes concernées par les mesures de coercition sont plus nombreuses à élever leur voix. Le caractère injuste des mesures est aujourd’hui officiellement reconnu ; plusieurs cantons et la Confédération ont lancé des initiatives pour inscrire l’injustice subie dans la mémoire collective et pour mener un débat collectif dans la société. « Cette exposition montre ce que représente pour l’individu d’être victime de ces mesures ; par ailleurs, nous expliquons les rouages du système, qui a envahi toute la société de l’époque », explique Tanja Rietmann, la commissaire de l’exposition.
« Pour ne pas oublier », une série de soirées au printemps 2025
Dans la série de manifestations intitulée « Un soir au musée : pour ne pas oublier » (du 30 avril au 21 mai), le Musée d’histoire propose une bibliothèque vivante et trois tables rondes qui permettront d’approfondir quelques aspects évoqués dans l’exposition. L’accent sera notamment mis sur le vécu des personnes concernées par les mesures de coercition à des fins d’assistance, sur le contexte historique et sur la question de l’atteinte à la sphère privée par l’État. Des visites guidées publiques de l’exposition, organisées à intervalles réguliers, complètent le programme d’accompagnement de cette exposition.
L’installation « Les noms des personnes oubliées »
Pas moins de 10 826 points blancs apparaissent sur une paroi sombre dans le vestibule d’entrée de l’exposition. Ils symbolisent le nombre des personnes qui ont bénéficié, jusqu’en été 2024, d’une contribution de solidarité de la Confédération, synonyme de reconnaissance de l’injustice subie et de la solidarité de la société. L’installation visuelle « Les noms des personnes oubliées » témoigne des personnes victimes des mesures de coercition de la part de l’administration et reconnaît les torts infligés. Parmi les points visibles, 295 ont été assortis de noms, à la main, lors de deux journées d’action en janvier 2025 ; ces noms ont été inscrits par les victimes elles-mêmes, par des proches et par des membres de l’équipe du musée. Ils sont l’évocation très concrète d’autant de destins individuels.
Informations : www.bhm.ch/fr